Marc Tigrane


«Dans l’éclatement de l’univers que nous éprouvons, prodige! les morceaux qui s’abattent sont vivants»

René Char, Les compagnons dans le jardin

Les derniers portraits de Marc Tigrane nous font vivre une expérience d’échange aussi étrange que rare qui est celle entre le regard fixe et feint du modèle et notre propre regard qui se mesure ainsi à une énigme qui est celle de la peinture. Comment supporter ce regard alors même que nous savons très bien qu’il n’existe pas? Et pourtant la puissance de sa non-expressivité immobile nous renvoie violemment en nous-mêmes à l’absurdité de ce hiatus, de cette question qu’il ouvre en nous. Ce regard introspectif et bijectif du modèle qui nous fait face,  je voudrais ici le qualifier par la conscience du vide qui l’habite, qui nous habite en retour, en écho, en résonnance. Que regarde-t-il ainsi en moi qui me fait vaciller? Me fait-il douter de ce que je vois, douter de ce que je ressens, jusqu’à douter de ce que je suis, là en cet instant même où je me sens épinglée par ce regard . Ne devrais-je pas le penser comme une simple «chose peinte»? Qui s’adresse ainsi à moi? Cet œil noir peint, ce non-être, me met  pourtant à l’épreuve de la puissante évidence d’une présence qui se dresse là devant moi, comme un défi lancé à mon propre regard. Ce défi semblerait s’adresser à moi en tant que je suis ce que je regarde. C’est ainsi qu’il m’incluerait au sein d’une humanité factice, qu’il me plongerait en ce sentiment indéfinissable d’une «inquiétante étrangeté»…qui n’est autre qu’une entrée dans le si singulier sentiment de l’absurde, du doute, du vertige, en cette familière appartenance à toute humanité.

Je ne peux que me rappeler ici la toile du «Moine au bord la mer» de Caspar David Friedrich comme l’expérience déjà vécue de ce double regard, alors même que nous regardons ce petit moine de dos regardant la mer….Que provoque-t-il? Si ce n’est en ce redoublement, une question: que voyons-nous? Est-ce cette mer étale dans une immensité que nous ne pouvons ni ressentir, ni penser, puisqu’à l’évidence nous n’y sommes pas ou n’est-ce pas ce que nous ne voyons pas mais qui pourtant devant nos yeux tremble, vibre, résonne en nous sans aucune preuve ni certitude: la pensée même de ce petit moine devant ce qui ainsi se pose par l’acte de son regard? Double regard sans objet qu’un mur de peinture qui se dresse, sans le moindre souci de vraisemblance ni de perspective, dans ce grand vide qui alors se creuse devant l’artifice de la peinture à s’immobiliser sur un temps qui ne s’écoule plus, sur une image qui ne signifie rien, sur une étendue qui en suspens retient le mouvement même qu’elle produit…Un trou noir faisant disparaître toute matière, toute émotion, toute pensée, tout regard même, lorsqu’au centre de celui-ci s’abyme toute réponse à la question même de ce qu’est la peinture. Serait-ce un leurre? une fiction? Ce qu’est la facticité même de ce que nous voyons ou croyons voir?

Nous retrouvons au regard des derniers portraits de Marc Tigrane, cette question entière de la validité de ce regard qui se complait et se surprend à en juger, à en évaluer la teneur existentielle, la pertinence d’une représentation qui se retournant sur elle-même ne produit que le doute, le vide, la faille que creusent cela même qui semble nous être donné en même temps que retiré. Ce double regard qui par le ressac qu’il opère nous place dans une situation où le doute est ce qui circule, où la question que nous avons éprouvée sans réponse se lève telle qu’en ce mur de peinture, ce mur sur lequel nous échouons nous obstruant toute vision, toute pensée, tout affect, toute sensation. En effet, le lent et aride parcours de cet artiste m’apparait comme l’essai de définir par une construction sans cesse reprise, ce qui nous fait «homme» parmi les hommes, non dans une démonstration rationnelle mais dans la tentative de bâtir sur ce rien de la peinture, le fondement même de toute société humaine.

Revenons en aval pour comprendre comment s’est ainsi avancée l’œuvre: sa tribu des Essenomes, née à l’atelier d’un Roi et d’une Reine, serait la matrice d’origine à la fois d’un peuple en migration créant la forme même du travail de l’artiste. Cette communauté presqu’humaine ne prendra sens que dans son essaimage qui n’aura pour but non un sens, mais le hasard qui définira son parcours. Employons ici une métaphore pour en comprendre son développement qui s’étend et se régénère à la manière d’un torrent, qui suit la pente naturelle du terrain où il va se développer, se saisissant de tous les obstacles qu’il rencontrera et qui, grâce à sa fluidité, en tracera sa ligne par ses écarts, ses digressions, ses ratés pour continuer sans heurt son chemin, sans qu’aucune décision, ni  qu’aucune volonté, ne soient prises, excepté celles de se laisser couler. Serait-ce ainsi que l’artiste en vient à ses portraits par un cheminement non déjà tracé, quasi «naturellement», selon une logique propre bien qu’elle puisse paraître irrationnelle?

Faire œuvre, serait pour Marc Tigrane se laisser guider par l’étonnement, par la surprise que celle-ci révèle en ses formes successives, l’artiste ayant le souci d’être à l’écoute de ce qui passe et se développe, plutôt qu’à la recherche d’une identité et d’une définition «définitive» dont il cherche précisément toujours et encore à échapper. Cette question laissée ouverte lui permettrait aujourd’hui dans ses tout derniers portraits, de les envelopper de ses coulées d’ombres noires desquelles ils semblent surgir de très lointaines et très profondes attaches à leur condition humaine, par d’antiques marques de leur voyage qui leur a donné leurs formes. Ces ombres à la fois les entourent et les font surgir. Les marques sur leurs visages seraient-elles blessures, cicatrices, fentes, coutures, traces de leurs faiblesses ou de leurs pouvoirs? L’ambigüité de ces visages serait-elle celle de leur histoire, de leur cheminement dans l’espace et le temps, du cours même de leur aventure? Ou comme toute peinture, autoportrait de l’artiste en son questionnement?

Ma propre question devant toute œuvre est de tenter de suivre son parcours pour comprendre  quel chemin prend l’artiste pour que son œuvre, qui est celle de sa propre vie, trace cette forme d’énigme qui jamais ne se fixe par un arrêt sur image qui définirait son auteur, mais s’ouvre sur un chemin de pensée qui se fraie un tracé laissant en suspens toute résolution finale.

Evelyne Artaud

Mai 2022